La déroute du général Dumouriez

Les Français, commandés par le général Dumouriez, avaient vaincu les troupes autrichiennes à Jemmapes le 6 novembre 1792, mais battus à Neerwinden, le 18 mars 1793, ils avaient dû se retirer devant les armées Impériales. Alors, Dumouriez avait conçu le projet, d'accord avec les Autrichiens, de marcher sur Paris avec les débris de ses vieilles troupes sur lesquelles il croyait pouvoir compter, de dissoudre la Convention nationale et de faire proclamer roi son jeune lieutenant, le duc de Chartres, qui, devait l'être en 1830 sous le nom de Louis-Philippe 1er, En conséquence il eut, le lendemain même de la bataille, une entrevue secrète à Louvain avec le colonel Mack, chef d'état-major du prince de Cobourg, général des Armées autrichiennes.
Quelques jours plus tard, le 27 mars, le général français qui s'était replié sur Ath, arrêtait secrètement avec les ennemis de sa patrie les dernières conventions contre la République. Comme premier gage, la ville de Condé devait être livrée aux Autrichiens pour leur servir à lier les opérations des deux armées impériales qui occupaient alors le pays.
Dumouriez s'était retiré dans son camp, aux boues de St-Amand avec son état major et ses régiments les plus dévoués, lorsque la Convention, informée de ses desseins, rendit un décret par lequel elle sommait ce général de comparaître à sa barre pour rendre, compte de sa conduite. Dumouriez ayant refusé d'obéir, la Convention nomma quatre commissaires pour aller le sommer, à son quartier général, d'obtempérer à son ordre, leur donnant le pouvoir, si le général s'y refusait à nouveau, de le destituer de son commandement et de le faire arrêter au milieu même de son armée.
Ces quatre commissaires étaient Camus, Bancal, Quinette et Lamarque. Beurnonville, alors ministre de la guerre, et ami particulier de Dumouriez, leur fut adjoint pour faciliter la mission si délicate qu'ils avaient à remplir. 
Les commissaires de la Convention arrivèrent le 2 avril, à midi, au camp de St-Amand. Sur le refus de Dumouriez d'obéir aux ordres de l'Assemblée nationale, le citoyen Camus, au nom de ]a Convention, le suspendit de ses fonctions de général et ordonna aux soldats de s'emparer de sa personne. A ces paroles, un murmure d'indignation courut dans l'état major de Dumouriez et tous, généraux et officiers, la main sur la poignée de l'épée, s'avancèrent menaçants vers les commissaires pour couvrir leur général en chef. Sur un ordre de Dumouriez, les hussards de Bercheny qui stationnaient à la porte, firent irruption dans la salle, et s'emparèrent des quatre députés de la nation et du général Beurnonville, ministre de la guerre. Ces prisonniers furent transportés sous bonne escorte à Tournai, et livrés comme otages au général autrichien Clerfayt.
Deux jours après, le 4 avril, Dumouriez se décida, non sans de cruelles appréhensions, à quitter le camp de St-Amand pour s'assurer de Condé, qu'il avait promis de livrer à l'Autriche. Il était accompagné des ducs de Chartres et de Montpensier, du général Montjoie, de Thouvenot, aide-de-camp, des deux surs Félicité et Théophile de Fernig, du baron de Schonberg, son neveu, d'une escorte de huit hussards d'ordonnance et de quelques serviteurs, parmi lesquels le fidèle Baptiste Renard.
Plongé dans de profondes réflexions, Dumouriez était arrivé en vue de Condé, entre Fresnes et Odomez, lorsqu'il vit venir à lui un aide-de-camp du général Neuilly, commandant de la place, qui venait lui annoncer que les troupes de la garnison ayant eu vent de la trahison, étaient dans la plus grande effervescence et déclaraient hautement vouloir défendre à outrance la ville de Condé contre l'étranger. A cette nouvelle, Dumouriez fut atterré, il descendit de cheval et s'éloignant un peu de son escorte, il alla réfléchir au bord du chemin. Se trouvant trop près pour reculer, il renvoya l'aide de camp à Condé, avec ordre au général Neuilly de faire sortir le 18e régiment de cavalerie pour venir à sa rencontre et il promit à cet officier de l'attendre à Odomez.
Bientôt passèrent sur la route se dirigeant sur Valenciennes, trois bataillons de volontaires de l'Yonne dont l'un était commandé par Davoust, plus tard prince d'Eckmühl et maréchal de France. Etonné de ce mouvement qu'il n'avait pas ordonné, Dumouriez interpelle vivement les officiers de la colonne et leur enjoint de rebrousser chemin ; et, pendant qu'ils se préparent à obéir, le général se dirige vers la première maison d'Odomez pour écrire l'ordre qu'il venait de leur donner. Mais tout-à-coup des cris tumultueux se font entendre dans les bataillons ; Dumouriez se retourne vivement et il aperçoit une partie de la colonne en débandade, s'avançant vers lui d'un air menaçant ; effrayé, il s'élance sur son cheval, et suivi de son escorte, il s'enfuit vers Bruille, à travers champs, sous les imprécations et les coups de feu des volontaires, qui ont appris ou deviné la trahison de leur général en chef. Malheureusement pour Dumouriez un large fossé se trouve sur son passage, et son cheval refuse de le franchir ; ce moment d'arrêt est funeste à sa petite escorte : deux hussards tombent sous les balles des volontaires ; deux domestiques, qui portaient le portefeuille et le manteau du général, sont frappés également ; les chevaux de Thouvenot et de Théophile de Fernig sont tués. Thouvenot saute alors en croupe sur celui de Baptiste Renard, et Dumouriez se décide à abandonner le sien, qui s'enfuit en hennissant dans la dilection des volontaires, qui s'en emparent pour le conduire en triomphe à Valenciennes. Dans cette situation critique, Félicité de Fernig donne son cheval à Dumouriez, et les deux intrépides jeunes filles, toutes deux à pied, s'élancent d'un bond sur la rive opposée du fossé. Cet obstacle franchi enfin par tout le monde, le groupe fugitif, toujours exposé aux balles des volontaires, continue sa course désordonnée à travers la campagne, guidé par les deux courageuses sœurs de Fernig, qui, connaissant le pays, parviennent à conduire leur général sur les rives de l'Escaut, en vue de Vergne.

Là, se rencontrait une longue étendue de rivière sans écluses, sans pont, et quelques barques stationnant ça et 1à à des intervalles assez éloignés, étaient le seul moyen de passer d'une rive à l'autre.
Dumouriez s'étant arrêté vis à vis du bac de la Boucaude qui était amarré à la rive opposée du fleuve, demandait passage à grands cris ; le danger était pressant pour lui, car la fusillade était si vive qu'on a évalué à dix mille le nombre de coups de fusil que tirèrent les trois bataillons pendant cette poursuite.
Mais le conducteur de la barque, Gaspard Mixe, effrayé par la fusillade qu'il avait entendue et calculant que son dévouement pourrait lui coûter cher, restait sourd à la voix qui l'appelait. Cependant, ce que la froide raison ne permit pas au batelier d'exécuter, la générosité le fit faire à sa femme, Bernardine Delcourt. Celle-ci plus humaine peut-être que son mari ou du moins généreuse sans calcul, détacha la barque, la poussa vers l'autre rive et recueillit le général fugitif.
Mais comme le bateau était trop petit pour contenir toute l'escorte, Dumouriez passa le fleuve avec le duc de Chartres, le duc de Montpensier et les deux soeurs de Fernig, pendant que le reste de sa troupe continuait sa route en longeant l'Escaut jusqu'au camp de Maulde. Dumouriez n'était pas alors en sûreté ; il ne pouvait l'être que dans le camp autrichien, et Bernardine, qui ne voulait pas rendre un service à demi, devint le premier guide de ceux qu'elle avait sauvés, Gaspard Mixe, à son tour, mit la main à l'oeuvre, et craignant peut-être que sa barque ne devint pour lui accusatrice ou guidé, croyons-le, par la pensée plus noble que si sa barque venait d'être une planche de salut pour des malheureux, elle ne devait pas trahir leur malheur, il se hâta de la couler à fond.
Les hommes seuls avaient passé l'Escaut ; les chevaux étaient restés abandonnés Sur le rivage. Bientôt les bataillons qui poursuivaient Dumouriez arrivèrent au lieu où s'était effectué le passage ; ils crient, ils appellent ; on leur dit que ceux qu'ils cherchent se sont sauvés à la nage, et l'abandon des chevaux qu'ils trouvent sans maîtres sur la rive les confirme dans cette opinion.
Bernardine Delcourt, dont l'histoire doit conserver le nom (car il faut qu'ici-bas même, le courage trouve quelque part sa récompense), accompagna ses passagers jusqu'à la ferme de Thomas Heulle, située à trois cents pas environ de l'Escaut ; et là, un fils du fermier, nommé Jacques, consentit après quelques sollicitations à conduire Dumouriez dans la direction du château du Biez.

Sur les indications de Jacques Heulle, la petite troupe fugitive traversa à pied les prairies marécageuses qui s'étendent de l'Escaut au château, et arriva ainsi ci l'endroit appelé Parquelot ; là, des ouvriers occupés aux travaux de la campagne conduisirent Dumouriez et son escorte à l'entrée du manoir. Le général français, exténué de fatigues, vint donc frapper à la porte du château du Biez, demandant humblement l'hospitalité pour lui et pour ses quatre compagnons d'infortune. D'abord on refusa d'ouvrir, mais quand il se fut nommé, il y fut reçu avec la plus grande cordialité. Le roi Louis-Philippe garda de bons souvenirs de l'accueil qu'on lui fit, car, plus tard, il se plaisait à parler du repas frugal qui lui fut servi dans cette demeure hospitalière.
Du château du Biez, Dumouriez se rendit au camp de Bury, sous la conduite d'un garde seigneurial, nommé Michel Leclercq. Il arriva vers le soir au camp Autrichien, occupé par une division du régiment des dragons impériaux de La Tour, et y tint une longue conférence avec le colonel Mack. Le lendemain matin, escorté par cinquante dragons impériaux, il se remit en route pour le camp de Maulde, afin de s'assurer des troupes qui lui étaient encore dévouées.
Dumouriez, qui s'obstinait à surprendre Condé, rappela autour de lui le régiment de hussards de Bercheny et plusieurs escadrons de dragons et de cuirassiers sur lesquels il pouvait compter ; et, à la tête de cette cavalerie, il se dirigea sur St-Amand, pour entraîner les vieilles troupes qui s'y trouvaient. Mais arrivé à Rumegies, il apprit que la plus grande partie de l'armée, sur le bruit de la trahison et de la mort de son général en chef, avait chassé ses officiers et s'était retirée avec armes et bagages sur Valenciennes...

Extrait de l'histoire de la commune de Wiers en Hainaut

Par Jules Renard 1887